Le 30 mai de cette année, nous commémorons le quarante-quatrième anniversaire de la descente au bathhouse Pisces, une opération organisée par le système judiciaire d’Edmonton visant à arrêter des hommes homosexuels dans un lieu qui avait jusque-là été un espace sûr pour se retrouver et tisser des liens. L’héritage de ces descentes a eu un effet profond et durable sur la communauté 2SLGBTQIA+ d’Edmonton, et cette journée est l’occasion de nous souvenir des événements tout en reconnaissant le progrès accomplis, mais aussi les combats qu’il nous reste à mener.
Les « bathhouses » ont été des lieux de rassemblement pour les hommes 2SLGBTQIA+ et les individus de genre masculin depuis des siècles, avec une version moderne apparue vers la fin du XIXe siècle. Ils servaient de refuges pour rechercher diverses formes de compagnie, et étaient souvent des destinations prisées pour les rencontres anonymes. Leur clientèle, leur niveau de discrétion, les services proposés et les attentes d’anonymat variaient, mais ils étaient, dans l’ensemble, des piliers stables et constants des communautés où ils étaient implantés. Edmonton, en Alberta, ne faisait pas exception.
Le Pisces Health Spa, ouvert en 1978, n’était en aucun cas le premier établissement du genre à Edmonton, mais il est rapidement devenu le plus réputé. Cela était en grande partie dû aux normes rigoureuses de propreté imposées par son gestionnaire, John Kerr, un chorégraphe qui travaillait avec les drag queens des Flashback Follies. Cet engagement envers l’hygiène a largement contribué à l’essor rapide de la clientèle du batthouse — qui comptait, à son apogée, plus de deux mille membres payants ; faisant du centre, une institution très appréciée de la communauté 2SLGBTQIA+ d’Edmonton.
Les bathhouses étaient un refuge dans un monde hostile, mais leur existence n’était pas ignorée pour autant, et il n’est pas surprenant que, dans le climat social de l’époque, des descentes de police y aient été enregistrées dès les années 1900. Ceux qui avaient le malheur d’être arrêtés lors de ces opérations étaient souvent victimes de violences, d’une dénonciation publique et de sanctions juridiques. Cette menace pesait sur toute personne franchissant les portes de ces espaces supposément sûrs.
Les forces de l’ordre canadiennes menaient des descentes dans les bathhouses depuis 1964, mais c’est en février 1981 que l’« Opération Savon » — une descente de quatre bathhouses en une seule nuit — a conduit à l’arrestation massive de trois cent six personnes en vertu de lois concernant les « maisons de débauche ». Cela ignorait non seulement la décriminalisation de l’homosexualité au Canada en 1969, mais aussi le fait que d’autres groupes, tels que les hommes hétérosexuels sollicitant des prostituées, faisaient l’objet d’une bien moindre surveillance sous les mêmes lois.
Mais l’Opération Savon n’était qu’un début. Dès février, neuf détectives d’Edmonton prenaient part à une vaste opération de surveillance. Tandis que d’autres agents se cachaient dans un bâtiment voisin pour observer les allées et venues des clients, les neuf détectives se faisaient passer pour des clients à l’intérieur du bathhouse, et profitaient de leur couverture pour, entre autres, photographier des usagers dans des situations intimes. Il est aujourd’hui admis que tout cela a été initié à la suite d’une plainte déposée par Fred Griffiths, un homme gai qui n’avait jamais mis pied au Pisces Health Spa, mais qui se disait tout de même « dégoûté » par ce qui s’y passait. Ces attitudes à l’égard, entre autres, du sexe anonyme et des établissements centrés sur le sexe, étaient loin d’être rares dans la communauté 2SLGBTQIA+ de l’époque — et elles persistent encore aujourd’hui.
Le 30 mai 1981, la police d’Edmonton a pris d’assaut le Pisces Health Spa, défonçant les portes des chambres privées et annonçant aux personnes présentes qu’elles étaient arrêtées pour avoir été « trouvées » dans une maison de débauche. Les hommes n’avaient pas le droit de se rhabiller avant d’avoir été photographiés dans l’état où ils avaient été trouvés, puis à nouveau une fois habillés, tenant des pancartes indiquant leurs noms et d’autres informations. Le tout s’est déroulé sous les yeux de deux procureurs de la Couronne — une présence extrêmement rare lors de telles descentes. Cinquante-six personnes ont été entassées dans des fourgons et des véhicules de police jusqu’au palais de justice, où elles ont été privées de toute assistance juridique. En parallèle, les propriétaires du centre, le Dr Henri Toupin et Éric Stein, ainsi que John Kerr ont aussi été arrêtés.
Les médias se sont immédiatement emparés de l’affaire. Les noms des personnes arrêtées ont été diffusés au journal télévisé de 18 h de CFRN (aujourd’hui CTV), les exposant publiquement dans une époque profondément hostile. La liste des deux mille membres du centre, saisie lors de la descente, a aussi été évoquée de manière inquiétante dans les reportages. C’est la communauté 2SLGBTQIA+ elle-même, notamment l’organisation Gay Alliance Towards Equality qui a apporté soutien, conseils et informations aux personnes concernées. Toupin, Stein et Kerr ont tous plaidé coupable. Malheureusement, une fois le premier « présent » reconnu coupable, les autres verdicts de culpabilité ont suivi. Finalement, la plupart des hommes arrêtés ont plaidé coupables.
Cependant la communauté 2SLGBTQIA+ d’Edmonton n’a pas baissé les bras. Lassés de devoir se cacher en espérant que la justice et l’opinion publique détournent le regard, ses membres ont organisé des actions de protestation publiques, notamment devant à l’hôtel de ville ou encore la participation au Klondike Days Sourdough Raft Race avec le S.S. Pisces 2, dont la voile arborait un triangle rose. Cette indignation a mobilisé une communauté que plusieurs estimaient devenue complaisante face aux abus des forces de l’ordre et du public. Elle allait résonner dans les années à venir, notamment avec les premiers événements de la Fierté à Edmonton, en 1982, sous le thème « Fierté gay par l’unité ». Douze ans après les descentes, la maire Jan Reimer a officiellement proclamé une Journée de la Fierté gaie et lesbienne, et en 2021, pour le 40e anniversaire des descentes, le service de police d’Edmonton a publié une déclaration officielle d’excuses. Bien que scandaleuses, les descentes au Pisces Health Spa sont désormais considérées comme un moment clé dans la lutte pour les droits des personnes 2SLGBTQIA+ non seulement à Edmonton, mais dans tout le Canada.
Pour en savoir plus sur le Pisces Health Spa et les descentes de cette journée fatidique, nous vous recommandons un article du projet Edmonton City as Museum, publié peu avant le 40e anniversaire des événements. Un lien est disponible ici.
Les descentes du bathhouse Pisces ont été un tournant fondamental dans l’histoire de la lutte pour les droits des personnes 2SLGBTQIA+ au Canada, et il est profondément regrettable qu’elles soient si peu connues. Ce sont des récits comme celui-ci — et le besoin de les faire connaitre à tout le Canada qui représentent la mission la plus chère de la SHFC. En cette journée, souvenons-nous de ceux qui ont lutté et se sont sacrifiés pour les libertés et la joie que nous connaissons aujourd’hui, et rappelons-nous aussi que la lutte est loin d’être terminée.